GRAND ENTRETIEN Jean-Jacques Urvoas

Interview Jean-Jacques Urvoas, ancien Ministre de la Justice et Garde des Sceaux

Jean-Jacques Urvoas
Ancien ministre de la Justice et Garde des Sceaux

Bio express 

  • 2012-2016
    Président de la commission des lois à l’Assemblée nationale,

  • 27 janvier 2016 – 10 mai 2017
    Garde des Sceaux, ministre de la Justice dans les gouvernements de Manuel Valls et de Bernard Cazeneuve,

  • Aujourd’hui 
    maître de conférences en droit public à l’université de Bretagne Occidentale et Paris Dauphine.

SON ACTION EN 3 POINTS 

  • « A bout de souffle et en état d’urgence absolu« , c’est ainsi qu’il qualifie la Justice dès son arrivée place Vendôme. L’augmentation du budget de son ministère devient son objectif principal. Il obtiendra une augmentation du budget de la justice de 9 %, soit 520 millions d’euros.

  • Le 20 septembre 2016, il publie le rapport « En finir avec la surpopulation carcérale« . La France compte près de 70 000 détenus pour 58 000 places. Il annonce, le 6 octobre 2016, la construction de 33 nouvelles prisons.

  • En mai 2016, il porte le projet de loi pour la « Justice du XXIe siècle » qui vise à rendre la justice plus simple et accessible. La loi prévoit notamment le divorce par consentement mutuel sans passage devant un juge, la facilitation de changement de sexe à l’état civil, la création d’une procédure d’action de groupe ou encore la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs.  Il signe également un décret autorisant les notaires déjà installés à être candidats pour l’attribution de nouveaux offices.

Jean-Jacques Urvoas :

Le degré de méconnaissance des fonctions occupées par les greffiers est tel que l’opinion ne juge même pas ce métier, elle l’ignore, c’est pire !

Il s’est tu pendant trois ans. Aujourd’hui, il a accepté de nous parler : réforme de la Justice, statut du greffier, jeux d’influence à la table des ministres, faiblesse du contrôle parlementaire en pleine crise du coronavirus. Cette rencontre entre l’ancien Garde des Sceaux et le Secrétaire général de l’UNSA Services Judiciaires devait avoir lieu au mois d’avril à Quimper. Finalement, c’est en visioconférence que l’entretien a eu lieu entre deux confinés mais pas muets. 

Hervé Bonglet. Bonjour Monsieur Urvoas ! Tout d’abord comment allez-vous depuis que vous avez quitté
notre ministère ?

Jean-Jacques Urvoas. (rires) Franchement, j’aurai préféré vous inviter à déjeuner dans un restaurant à Quimper, plutôt que de vous parler par le truchement de cet écran ! Vous avez été tenace car depuis 2017, je m’interdis de parler du ministère.L’expression des anciens ministres relève souvent de l’aigreur ou de l’autosatisfaction. Et comme je n’étais pas certain d’éviter l’un ou l’autre, mieux valait le silence… C’est donc la première fois, qu’à votre demande, que je le fais. Je termine l’année universitaire puisque j’ai retrouvé mon seul métier : l’enseignement. J’ai toujours su que mon engagement public serait une parenthèse dans ma vie. J’ai été 10 ans collaborateur d’un élu, en tant que directeur de cabinet dans une mairie, puis assistant parlementaire. Puis 10 ans, enseignant dans la faculté de droit où j’ai fait mes études. Et à partir de 2007, 10 ans comme député et ministre. Je n’avais pas choisi de retrouver l’université, mais les électeurs en ont décidé ainsi et j’ai donc renoué sans trop de difficulté avec les amphithéâtres. Avoir la chance d’essayer d’éveiller les esprits pour permettre d’apprendre librement est un privilège ! C’est de surcroit un métier où la gratification est immédiate : lorsque vous constatez soudain qu’un étudiant s’arrête de taper sur son clavier, relève la tête, vous regarde intéressé, et qu’à votre tour vous pouvez lire dans ses yeux : « Tiens, je n’avais pas vu ça comme ça ! » Eh bien, vous avez gagné votre journée, vous vous sentez utile. Concernant le ministère, je le regarde avec frustration et regrets. Frustration de ne pas avoir pu faire tout ce que j’avais espéré. Regrets de constater que ce qui avait été lancé n’a pas toujours été poursuivi.

HB. Vous faites le constat que beaucoup font : le gouvernement actuel à réussi à faire l’unanimité contre lui. L’ensemble de nos professions partage le sentiment que la Justice de notre pays est attaquée et notamment la Justice pour les plus vulnérables. Voilà le résultat d’une logique comptable.

JJU. Ce qui est consternant, c’est qu’il me semblait, sur la fin de la dernière législature, que les planètes s’étaient enfin alignées. Déjà fort de l’appui de Dominique Raimbourg à la commission des lois de l’Assemblée, j’avais trouvé au Sénat un allié très efficace en la personne de Philippe Bas, qui avait, par le biais d’une mission parlementaire, contribué à la prise de conscience générale d’une nécessité de « vraiment faire un sérieux effort en faveur de la Justice ». Ainsi, à la fin de la législature, les deux assemblées étaient d’accord pour bâtir une loi de programmation. Une loi que tous les candidats à l’élection présidentielle souhaitaient également, y compris celui qui a été élu. C’est pour cela que, j’avais demandé au Secrétaire général du ministère de la Justice d’en préparer l’architecture sur la base des contributions venant de toutes les directions. Certes, le texte n’était pas prêt quand je suis parti, mais le plan était dessiné, les fondations étaient construites, il suffisait de monter les murs. Hélas tout s’est arrêté. Et il a fallu un an pour qu’un autre texte – bien différent – soit élaboré. Et à peine celui-ci voté, le premier budget fut en deçà de ce que la loi elle-même prévoyait. Du coup, cette loi a perdu de son sens dès sa première concrétisation.

HB. L’UNSA Services Judiciaires était favorable au rapport de Philippe Bas dans son ensemble. Notamment la proposition n°2 qui visait à combler les postes vacants dans les greffes et chez les magistrats avant d’engager toute réforme. Là était l’essentiel car, comme vous le savez, la Justice manque de moyens humains.

JJU. Dans la « lettre au futur ministre de la justice » que j’avais pris la liberté d’écrire en avril 2017, j’écrivais qu’une loi de programmation ne pouvait être bénéfique qu’en la dissociant de toute réforme au sein du Ministère. Or, vous avez subi les deux, et là je pense bien sûr à la fusion des TGI et des TI. Dans une administration déjà sous-administrée se sont empilées des procédures nouvelles qui ont demandé un surcroît de travail. Dès lors, comment s’étonner de l’embolie ?

HB. Vous confirmez qu’on aurait pu faire autrement ?

JJU. Il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer que dès le début de la législature, les grands ministères dépensiers allaient se ruer à Matignon pour réclamer des moyens supplémentaires. Aussi pour avoir une chance de profiter de ce fameux alignement des planètes, il fallait les prendre de vitesse. Mon espoir était que le nouveau ministre, fort du travail accompli par les directions du ministère, soit, fin juillet 2017, le premier dans le bureau du Premier ministre pour lui dire « Voilà ma loi de programmation », pile au moment où le nouveau gouvernement lancerait sa loi rectificative sur les finances publiques. Dans nos esquisses, nous avions programmé la mise en place du greffier juridictionnel.

HB. C’était le bon moment ?

JJU. Je le pensais. Il y avait une fenêtre. A l’automne, le calendrier allait redevenir chargé et la Justice n’est jamais une urgence pour un gouvernement. En plus, à l’intérieur du ministère, les greffiers ne sont jamais une priorité, la pénitentiaire pèse de tout son poids et les juridictions sont souvent assimilées aux seuls magistrats. Et pourtant, les greffiers et les personnels de greffe sont la pierre angulaire du service public de la justice. C’était le cœur de mon propos à l’école de Dijon en décembre 2016, vous êtes la vigie, le garant, le gardien et ça ne se voit pas. En fait, nous devrions tous regarder la Justice à travers votre prisme parce que vous représentez plus de 45% des effectifs des juridictions de première instance. 45% dont on ne parle jamais en premier !

« Vous êtes la vigie, le garant, le gardien… Nous devrions regarder la Justice au prisme des greffiers parce que vous représentez, depuis la fusion,  plus de 45% des effectifs des juridictions de première instance »

HB. Oui, nous avons le sentiment, nous les 22 000 agents des services judiciaires, d’être les oubliés de la Justice !

JJU. Pas oubliés (nous avons négocié ensemble des mesures utiles me semble-t-il) mais pas prioritaire, c’est évident ! En France, rares sont ceux qui savent ce qu’est un greffier ! Dans l’imaginaire collectif, dans les séries télévisées ou dans les films, c’est le personnage muet, placé juste à côté du magistrat qui, lui, s’exprime et agit. Jamais son rôle n’est valorisé. Puis-je vous raconter comment j’ai découvert la réalité de votre métier ? Alors que vous faisiez grève contre Rachida Dati, j’ai répondu – comme député – à une invitation de vos collègues au tribunal de Quimper. Et après avoir entendu leurs revendications, je n’en suis pas revenu quand ils m’ont expliqué qu’ils étaient en grève… entre midi et deux pour ne pas pénaliser le fonctionnement de l’institution ! Quand un enseignant comme moi fait grève, il ne fait pas cours. Quand les aiguilleurs du ciel manifestent, les avions ne peuvent plus décoller. Et là, j’avais face à moi des fonctionnaires qui, dans l’intérêt des justiciables, retournaient travailler à 14h. C’est ce jour-là que j’ai mesuré combien l’amour du service public irriguait votre profession.

HB. Nous n’avons pas, il est vrai, le capital sympathie des infirmières ou des pompiers.

JJU. Et pourtant s’il y avait que des magistrats et des avocats, la Justice ne pourrait pas fonctionner, les procédures ne seraient ni solides, ni sûres. Voilà pourquoi le moment du greffier juridictionnel est venu. Le niveau de ceux qui sont recrutés aujourd’hui dans les promotions de l’Ecole nationale des greffes justifie largement ce type d’évolution de carrière.

HB. En effet, 90% des personnes admis à l’ENG sont détenteurs d’un Bac +4, voire Bac +5. Il s’agit donc du même cursus universitaire que ceux qui réussissent le concours d’entrée à l’Ecole de la Magistrature de Bordeaux.

JJU. Vous devriez peut-être plaider pour créer une sorte de « Bureau des légendes des greffiers « . Depuis cette série, la DGSE est devenue très attractive (rires). Le degré de méconnaissance des fonctions occupées par les greffiers est tel que l’opinion ne juge même pas ce métier, elle l’ignore, c’est pire ! Dès lors le greffier est perpétuellement conduit à justifier de l’utilité de sa profession. Or, dans toutes mes visites dans des juridictions, je n’ai vu que des fonctionnaires dévoués exerçant des fonctions délicates, rigoureuses, indispensables. Ce sont des métiers dans lesquels l’exigence d’adaptation est permanente car s’il y a un seul vice de forme c’est l’ensemble de la procédure qui est menacée.

HB. Que proposeriez-vous donc pour valoriser ce métier ?

JJU. Pour vous, comme pour l’ensemble des métiers à l’intérieur de l’institution, trois volontés doivent simultanément converger.

1 – L’augmentation du nombre de postes : vous aurez beau avoir amélioré les rémunérations, si les conditions de travail continuent à se détériorer en raison d’une accumulation des tâches, cela revient à poser un cataplasme sur une jambe de bois.

2- La continuité de l’effort : on peut toujours obtenir satisfaction sur une revendication catégorielle, mais pour en finir avec la sous administration de ce ministère, il faudra le répéter sur plusieurs années.

3 – Avoir de l’influence. Le ministère n’est pas autonome dans la gestion des personnels. Dès lors, toute décision emporte des conséquences imprévisibles dans un autre ministère. Vous pouvez être absolument convaincu de la justesse de votre position et de la nécessité de satisfaire une revendication mais, lorsque vous vous retrouvez en réunion interministérielle, c’est le triangle des Bermudes : la meilleure intention du monde, aussi justifiée soit elle à travers votre propre focale, est subitement engloutie par les 15 autres personnes qui sont assises autour de la table, et qui vous disent : « Mais enfin mon bon ami, vous ne vous rendez pas compte de ce que vous êtes en train de dire ». Puis, on vous démontrera que ce que vous proposez est tellement compliqué que vous pourriez être découragé. Ce qui est d’ailleurs le but de vos interlocuteurs ! Donc si vous perdez, il faut remonter à l’arbitrage du Premier ministre…

HB. Donc, cela vous est arrivé ?

JJU. Quand j’ai été nommé garde des sceaux en janvier 2016, je pensais pouvoir disposer du budget que j’avais voté comme député en 2015. Or très vite, j’ai déchanté, puisqu’en allant à Bercy pour tenter d’obtenir une rallonge, j’ai découvert l’existence de la « réserve de précaution ». J’ignorais tout de ce léger détail qui figure dans la LOLF et qui prévoit que chaque année, l’état met « en réserve » en début d’exercice des crédits pourtant votés quelques jours auparavant… Autrement dit, alors que je partais vaillamment à la conquête de l’Annapurna, je me suis aperçu  non seulement qu’il est deux fois plus haut mais qu’en plus je n’ai même pas de piolet parce qu’on vous l’a piqué. Bref, l’amélioration du statut des greffiers est une œuvre de longue haleine qui passe par un ministère influent. Or, la Justice, pour tout un tas de raisons, n’est pas assez influente dans les rouages de l’Etat.

HB. D’où votre appréciation sur l’urgence. Justement, parlons de l’état d’urgence sanitaire que nous vivons en ce moment à cause du Covid-19. Aujourd’hui, les limites de la dualité siège-parquet sont cruellement mises en lumière. D’un côté, le Président prend des décisions sur la continuité de service tout en réduisant le personnel pour éviter toute contamination. De l’autre, le procureur souhaite que le parquet fonctionne. En tant que responsable syndical, je suis contraint, chaque semaine, de saisir la Secrétaire générale du ministère et le Directeur des Services Judiciaires. Je ne suis pas certain d’être entendu. De plus, on oublie totalement le Directeur de greffe qui lui rame à contre-courant.

JJU. Alors que cela représente 45% des personnels !

« Cette habitude que prend l’Etat, face à une situation de l’exception, de créer une loi d’exception, finit par créer une tradition que je ne crois pas positive »

HB. Voire beaucoup plus, car si nous comptabilisons la totalité des greffes, on est presque à 60% !

JJU. Il m’est arrivé de constater que lorsque le fonctionnement des juridictions était le produit d’un dialogue à trois cela semblait plus serein. Mais je n’ai plus aucune qualité pour l’apprécier.

HB. Avec la ministre de la Justice nous avons un vrai problème d’écoute et une totale déconnexion par rapport à la réalité du terrain. Récemment, lundi 6 avril, Madame Belloubet nous a assuré « que tout allait mieux, que les choses s’amélioraient » alors que dans les juridictions nous n’avons toujours pas de masques et peu de gel hydroalcoolique. Certains greffiers ont le sentiment d’avoir été envoyés au casse-pipe en allant travailler dans leur tribunal et ils estiment qu’il est difficile de rendre Justice « sans voir personne ». Nous sommes en outre très inquiets pour nos collègues de la pénitentiaire. Quel est votre sentiment ?

JJU. Honnêtement, gouverner c’est compliqué et, dans des périodes exceptionnelles, cette complexité est nécessairement encore plus intense. Aussi comme je ne dispose d’aucune information pour étayer une appréciation sur ce que vivent les personnels des juridictions, je ne vous dirais rien. Cela ne serait utile à personne. Par contre, comme universitaire enseignant les libertés publiques, je ne suis pas rassuré par la période. Il faut souhaiter que le grand dérangement introduit par l’état d’urgence sanitaire dans les droits fondamentaux ne soit que d’une brève durée et sans séquelles. Mais les mauvaises habitudes se prennent vite et la presse fait déjà état d’atteintes préoccupantes aux libertés collectives.

HB. Nous travaillons déjà sur le déconfinement car nous devons être vigilants sur ces atteintes aux libertés. Il ne faudrait pas que l’état d’urgence devienne la règle. Qu’en pense le professeur de Droits et l’ancien Garde des Sceaux ?

JJU. Tout d’abord, je regrette que la loi du 23 mars 2020 n’ait pas été déférée au Conseil Constitutionnel. Le Premier ministre, le Président de l’Assemblée Nationale et le Président du Sénat auraient dû le faire. De surcroît, sur son fondement, près de 40 ordonnances ont été prises en quelques semaines. Or, bien des difficultés semblent provenir justement de ces textes rédigés hors la vue du Parlement. D’où la nécessité, d’avoir des contre-pouvoirs terriblement exigeants. Je n’en connais que trois dans l’action publique. Le premier, c’est le Parlement : Clémenceau, alors président de la commission de la défense du Sénat avait imposé, pendant la bataille de Verdun, en février 2016, au Grand quartier général (comme on disait à l’époque) des visites de parlementaires dans la zone de l’avant, c’est à dire qu’ils descendaient dans les tranchées vérifier les armements et la qualité des munitions des Poilus. Voilà un contrôle parlementaire sérieux en temps de guerre ! Aujourd’hui, l’Assemblée n’est, pour le moment, pas à la hauteur. Entendre le Premier ministre et ses ministres de l’Intérieur et de la Justice, cela peut être intéressant, mais les atteintes aux libertés n’ont pas lieu dans l’enceinte du Palais Bourbon ! Deuxième contrôleur possible : les juges. Et là encore, pour le moment, c’est plutôt l’expectative qui domine. Quand je lis la décision du Conseil d’Etat sur l’ordonnance du 25 mars sur la prolongation des détentions provisoires, j’aurais aimé que le juge administratif cherche à mieux nous convaincre qu’il n’y avait pas de problèmes en mettant l’affaire à l’instruction et en convoquant une audience avant de statuer. Dernier contre-pouvoir : la presse. Aujourd’hui confinée, comme vous et moi, elle voit sa capacité d’investigation réduite. Il faudrait attendre encore, mais pendant ce temps les atteintes auront été portées ! Au fond, pour éviter toutes métastases venant de l’état d’urgence sanitaire, le Premier ministre devrait prendre l’engagement que, le calme revenu, il ne proposera pas une nouvelle loi inspirée de cette épreuve.

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